La saga des tours automatiques multibroches verticaux

Cet article retrace l’histoire d’une fabrique de machines qui a développé dès l’an 1931 (donc au tout début de la crise économique mondiale issue du krach boursier de Wall Street) des tours automatiques multibroches à disposition verticale, solution originale et même révolutionnaire dans ce domaine. Tout est parti d’une manufacture horlogère de Tavannes (Jura bernois).

En 1895 est créée à Tavannes une manufacture de montres appelée Tavannes Watch Co , qui s’établit dans de rustiques locaux loués. Dès 1901, après la construction de l’usine principale (20’000 m2 de surfaces de locaux), un important département mécanique y est intégré, employant une trentaine de mécaniciens, chargés de construire les machines spéciales, posages, outils, gabarits et autres dispositifs techniques nécessaires à la fabrication en séries des composants horlogers, de même que pour la mise au point et la fabrication d’instruments de mesure dimensionnelle de précision, appelés micromètres.

En 1918 est inaugurée à proximité immédiate une usine séparée, réalisée dans le même style, hébergeant dorénavant les activités « machines » et « instruments de mesure » qui ont pris passablement d’importance. Sont notamment produits au début, dans cette nouvelle unité, des tours d’horlogers destinés à la commercialisation, en plus des machines spécifiquement développées pour les besoins propres de la manufacture de montres.

Entre 1900 et 1930, plus de 2000 machines-outils sont de la sorte produites et commercialisées dans la nouvelle usine désormais appelée Tavannes Machines Co., partie intégrante du groupe Tavannes Watch Co., lequel comprend en outre à cette époque une manufacture de boîtes de montres (Blanches Fontaines) à Undervelier (Jura) et exploitée jusqu’en 1924, une succursale à Genève (Tavaro SA – mécanismes de fusées d’obus d’artillerie), ainsi que d’autres établissements sis à la Chaux-de-Fonds, au Locle et à Lajoux, soit en tout une galaxie regroupant quelque 2000 collaborateurs. Le groupe devient, au fil des ans, la plus importante manufacture de montres d’Europe. En 1928, diversification réussie avec la fabrication de pompes à viscose, en collaboration avec Stüdeli & Cie (Winterthur), fabricants de poudres, compounds et articles en plastique. A noter qu’entre 1940 et 1943, la succursale Tavaro avait fourni à l’Allemagne nazie 1,7 million de détonateurs.

Tours automatiques multibroches

C’est en 1931 que la « TMCO » (comme on appelle dès lors familièrement Tavannes Machines Co.) lance la fabrication d’un tour automatique multibroches vertical à six stations, appelé Gyromatic, actionné par des systèmes à cames, conçu pour l’usinage de pièces décolletées à partir de barres de matière aux diamètres maximum de 25 mm, puis par la suite 40 et finalement 60 mm. L’originalité : la machine est à disposition verticale, les barres de matière se chargeant par le haut, ce qui constitue une solution à la fois ingénieuse (les barres descendent par gravité) et compacte (le ravitaillement des barres ne prend pas de place au sol car il se trouve au-dessus de la machine, en disposition verticale). L’évacuation des copeaux est en outre facilitée par la géométrie verticale de la machine. Une version « reprise » à capacité de serrage de diamètre 140 mm en mandrin est par la suite mise au point, dotée de systèmes de chargement manuels ou automatiques, machine donc prévue pour l’usinage de pièces, non pas à partir de barres, mais d’ébauches préalablement tronçonnées, matricées ou embouties.

A titre indicatif, de telles machines ont été par exemple vendues dans le sud-est asiatique au début des années 60 pour réaliser l’usinage intégral de culots d’obus d’artillerie, sur la base d’ébauches en laiton produites par emboutissage profond. La machine était pourvue d’un chargeur automatique et fonctionnait de façon entièrement autonome. Les produits fabriqués sur ces machines à géométrie inédite, vont de la grosse horlogerie et de l’industrie de la boîte de montres à l’appareillage, sans omettre évidemment les industries de l’armement et de la munition, ce que l’on appelle actuellement pudiquement du « matériel de défense » : comme on le sait, personne n’attaque et tout le monde se défend. Ces machines rencontrent rapidement un succès mondial impressionnant. En 1938, la fabrique de machines se structure en société anonyme et devient Tavannes Machines Co S.A.

Développement et évolution

Les nouveaux développements se poursuivent à un rythme soutenu. La direction d’entreprise, consciente de l’essor pris par la technique des matières plastiques, lance avec succès sur le marché, en 1942, une presse transfert (multi-stations) automatique à mouler les plastiques thermodurcissants et en 1946 est mis au point un tour automatique monobroche à poupée mobile avec passage maximum de barre 40 mm, essentiellement destiné à la fabrication de pièces longues, telles qu’on en trouve par exemple dans les industries de l’armement, de l’instrumentation et de l’appareillage.

A cette époque, donc après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Tavannes Machines est en pleine expansion, dorénavant avec son triple programme de vente : tours automatiques multibroches verticaux Gyromatic pour le travail en barres ou en mandrin (modèles STA et STE), presses transfert pour plastiques thermodurcissants (modèles C20/2, C72/8, puis C150/10 dès 1962) et tours automatiques horizontaux monobroches M25, M40 et M60, sans oublier le programme de mesure dimensionnelle de précision (micromètres en toutes variantes d’exécution), ainsi que la production de pompes à filer la viscose, une activité quasiment « increvable ». La fabrique de machines compte alors plus de 300 collaborateurs et est particulièrement prospère.

En 1966, Tavannes Watch Co. S.A. (donc la manufacture de montres implantée sur le même site) est vendue à l’ex-groupe horloger Ebauches S.A. et en 1979, Tavannes Machines acquiert la société Jall S.A. (Le Locle) qui emploie 35 personnes et construit de petites machines-outils spéciales (fraiseuses-perceuses de haute précision) pour l’horlogerie. Les activités de l’entreprise en question (laquelle conserve d’ailleurs son statut et son autonomie au sein du groupe) sont aussitôt transférées dans les locaux de Tavannes Machines, à Tavannes.

L’avènement de la commande numérique

L’avènement de la commande numérique est symbolisé par la sortie du tour horizontal à poupée mobile MA-30 CNC (présenté en première mondiale à l’EMO 81 à Hanovre) et d’une gamme de petites fraiseuses, à commande CNC également, inspirées par le programme JAL. Sur la base de ces dernières est développé un centre d’usinage CNC pour pièces de précision, doté d’un changeur d’outils innovateur et d’une palettisation. Le virage vers les nouvelles techniques a été judicieusement négocié!

Début février 1986, le directeur général de l’époque, Pierre Graber, un ingénieur mécanicien, présente à la presse, en première mondiale, une cellule d’usinage, appelée TAM-30-TR CNC, regroupant avec une commande CNC unique, un tour MA-30 CNC et une fraiseuse, avec toute la robotisation de manipulation : une réalisation révolutionnaire pour l’époque! Un reportage de l’auteur de ces lignes, consacré à cette réalisation, avait d’ailleurs paru dans le périodique Industrie et Technique – Revue Technique Suisse (No.6 du 26 mars 1986 – pp. 30 et 31). Avant même d’être présenté à la presse, le prototype est d’ores et déjà vendu à une entreprise italienne, filiale d’Honeywell, un géant mondial de l’électronique. Le succès semble assuré.

La fin de l’épopée

Bien que disposant de la capacité financière nécessaire et assuré d’un bon accueil sur le marché pour les nouveautés présentées, le Conseil d’administration d’alors, un peu dépassé par les événements car composé de personnes d’âge avancé, n’est guère désireux de procéder aux importants investissements préludant au lancement de la nouvelle gamme de produits CNC, ceci malgré un prototype vendu et des options d’achat pour la série à venir de ces systèmes de production avant-gardistes. En d’autres termes, c’est une fin de non-recevoir pour une nouvelle épopée industrielle. De leur côté, les banques, tout aussi frileuses et incapables de saisir l’importance de l’enjeu, ne sont guère enclines à dégager les fonds nécessaires aux acquisitions de fournitures et matières premières destinées au lancement des premières séries de cellules d’usinage. La messe est donc dite. L’entreprise, d’emblée à court de liquidités, est dès lors rapidement déclarée en situation de cessation de payement et mise en faillite en septembre 1986.

Les 23 et 24 janvier 1987, une grande vente de liquidation totale, organisée conjointement par Müller Machines et Intertool, portant sur l’important parc de machines, l’outillage et divers matériels des ateliers de fabrication, symbolise tristement la fin de cette belle mais courte aventure industrielle. Une annonce pleine page comportant l’inventaire complet des machines, accessoires et outillage, paraît d’ailleurs dans la revue industrielle MSM « Marché suisse des Machines » (édition 1/1987, p.48). Peu de temps avant le prononcé de la faillite, le stock de pièces en cours et de pièces de rechange du service après-vente des machines TMCO, les dessins d’ensemble et de détail, ainsi que le solde des presses et tours Gyromatic se trouvant en cours de montage, sont attribués à Wisard Frères à Grandval (société simple en nom collectif liquidée en 2002), « for a song » comme diraient nos voisins anglophones : une opération qui fait jaser pas mal de monde à l’époque. Le programme de mesure dimensionnelle (micromètres) est repris par André Frei et Fils S.A. à Court, qui continue de le faire évoluer avec succès, toujours sous le nom de marque bien connu « Tavannes » qui a établi la réputation urbi et orbi de ces instruments de mesure de grande précision. Le programme Jall, quant à lui, est finalement acquis, après divers aléas, par le groupe Greub, de la Chaux-de-Fonds, à la base de la société Almac (fondée pour l’occasion en 1987 et reprise par Tornos en 2008). Les machines de l’atelier de production, l’outillage, le stock de matières et l’équipement d’atelier sont dispersés lors de la vente aux enchères de liquidation totale, en janvier 1987, puis l’immeuble est revendu en juillet 1987. Actuellement, le bâtiment est en voie de transformation pour accueillir différents services, notamment de l’administration cantonale bernoise, suite au transfert de Moutier dans le Canton du Jura.

Note finale

En tant qu’auteur de cet article et ayant d’autre part fait partie du bureau d’études de Tavannes Machines en tant que dessinateur de machines (au début des années 1960) avant de devenir rédacteur par la suite, je suis toujours étonné qu’aucun constructeur de machines – à ma connaissance – n’ait repris de principe du tour automatique multibroches à disposition verticale, évidemment doté en l’occurrence d’une commande CNC.

Sources :

Edouard Huguelet – « Histoires de machines » VBM – octobre 2013.

Fonds d’archives famille Schwob – Mémoire d’Ici.

DIJU – Dictionnaire du Jura.

Chronologie jurassienne.

Batimag.