La finance ne doit pas supplanter la logique industrielle

Emmanuel Raffner, PDG de Lauener & Cie, fait ses premiers pas dans le monde professionnel en intégrant une grande banque de l’Hexagone. Une fabrique française de bracelets de montres Swiss made, lui met le pied à l’étrier dans le monde de l’horlogerie, puis les Montres Pequignet Le jeune trentenaire est ambitieux, il envisage de racheter l’entreprise pour laquelle il travaille. Peine perdue. Dix ans à la direction de la montre Hermès et toujours ce secret espoir de gérer sa propre entreprise. En 2009, le hasard, le seul Dieu sans temple comme disait Malraux, mettra sur sa route l’entreprise Lauener, qui cherchait un repreneur. Entretien.

Les fonds d’investissement ou de private equity sont de plus en plus présents dans le secteur de la micromécanique. Quels en sont les risques sur le long terme ?
Emmanuel Raffner : Faire appel à des fonds d’investissements s’explique souvent par la volonté de consolider son entreprise et d’accélérer son développement. Il faut cependant distinguer deux approches. L’approche industrielle qui implique une vision à long terme, une construction pérenne de l’outil et des savoir-faire sans chercher un retour sur investissement massif et rapide. La première a trait à la consolidation industrielle, elle concerne les entreprises qui sont dans des logiques purement industrielles, qui disposent d’une vision trente ans. Ce qui est primordial aussi, c’est que les centres de décisions restent en Suisse, sinon cela serait la porte ouverte à la délocalisation et à la perte du savoir-faire pour notre pays. La deuxième approche est de nature purement financière, celle des fonds d’investissement qui placent beaucoup d’argent dans des entreprise ou des start-ups en cherchant à maximiser le retour sur investissement dans un délai court. Pour un outil industriel c’est très dangereux. Ce qui intéresse les fonds dans les PME industrielles, c’est leur haut niveau de résilience, leur ancrage dans le terrain. Mais le danger c’est de perdre la vision à long terme et de finir par piloter l’entreprise qu’avec des indicateurs financiers.

Dès lors, comment s’y prennent ces fonds pour multiplier leur mise ?
Emmanuel Raffner : Pour multiplier leurs gains, ces fonds procèdent par acquisitions. C’est simple, j’achète une entreprise d’une valeur de cent millions avec l’idée de doubler la mise dans cinq ans. N’oubliez pas que tous ces fonds de private equity ont des dates de sortie déterminées, un délai de cinq ans en moyenne. Il est donc impossible de doubler la mise en un temps si court. Pour décrocher la martingale, ces financiers vont faire leurs emplettes ! Au début une entité dans le décolletage horloger qui fait cent millions de francs, après, ils jettent leur dévolu sur une société dans le médical, puis une autre dans l’automobile, et enfin une dernière à l’étranger. A la fin, ils se retrouvent avec 400 millions de francs de chiffre d’affaires et une dimension industrielle imposante. De 400, l’affaire sera revendue le double sur une échéance très moyenne. En vérité, ce business est une bulle spéculative. J’ai déjà eu l’opportunité de discuter avec des entreprises qui fonctionnent sans être obsédées par leur cash ou Ebidta, et très orientées sur la formation, l’amélioration de leurs prestations et de leur production. Autant de choses qui coûtent. Vous imaginez demain, si une de ces entreprises venait à entrer dans le giron d’une holding obsédée par le profit. Les demandes d’Ebidta passeraient rapidement de 15 à 30% avec des réductions de coûts à la hussarde, rallonge du délai de paiements des fournisseurs. Autant de mauvaises décisions qui pénaliseront à moyen terme sa bonne marche. Autre cas : les délais d’acquisition de machines ne cessent de s’allonger, j’imagine les réticences du directeur financier lorsqu’on lui dira qu’il faudra investir pour 2024 sans connaître avec certitude les recettes à venir. Dans ce type d’entreprises, la dimension financière prendra toujours le dessus sur son pendant industriel. Autrement dit, nous sommes confrontés à une logique de croissance exponentielle. En un mot, la stratégie de l’entreprise ne doit pas reposer uniquement sur la croissance.

Le secteur de la micromécanique dispose d’une culture industrielle très forte, mais la sous-traitance est mal identifiée. En tant que président de la Chambre de Commerce et d’Industrie du canton de Neuchâtel, que préconisez-vous pour combler cette absence d’identité et de visibilité ?
Emmanuel Raffner : Tout d’abord soutenir massivement l’apprentissage et la formation duale, ensuite revaloriser les métiers de la mécanique, auprès des enseignants, auprès des parents et auprès des jeunes, en ouvrant les usines, en montrant la richesse des savoir-faire, la qualité des conditions de travail, les possibilité de développement et enfin en renforçant la formation continue pour adultes comme dans le cadre de la réorientation professionnelle ou pour mettre à jour ses connaissances et suivre l’évolution des technologies. Ainsi par exemple, concernant les jeunes, nous avons à Neuchâtel, la chance d’avoir tous les deux ans un forum des métiers qui s’appelle Cap’Cité durant lequel ils peuvent découvrir plus de 200 métiers et notamment les métiers liés à la micromécanique dans l’horlogerie, mais également dans l’aéronautique, l’automobile etc… Les jeunes peuvent juger de visu l’intérêt de ces métiers et leur modernité. Il faut ajouter que toutes les associations patronales s’investissent énormément en même temps que la Chambre du Commerce. Je tiens aussi à préciser que le métier de décolleteur est l’un des mieux rémunérés dans l’industrie.

Des certifications à l’instar d’Iso 134485 ou 14001 pour l’environnement sont-elles à l’origine de nouveaux métiers ?
Emmanuel Raffner : Travailler comme qualiticien ou dans la productique fait partie des nouvelles professions. Ce sont des compétences plutôt analytiques. Ces métiers support existaient déjà, mais ont pris depuis une décennie une plus grande importance. Les exigences se sont même renforcées. Un exemple, la validation des procédés, rien de nouveau ! En revanche, cela s’est étendu à l’homologation des logiciels, et le principe s’étire à chaque fois davantage.

Que fait Lauener & Cie au niveau de la protection de l’environnement ?
Emmanuel Raffner : Cela fait vingt ans que Lauener est clean au niveau de la protection de l’environnement. Nous allons installer pour 3000 m2 de panneaux solaires sur les toits. Mais le monde change. Auparavant, il fallait faire des efforts pour avoir un site nickel, aujourd’hui, nous devons passer un nouveau cap, en validant toute la chaine d’approvisionnement et donc vérifier que nos fournisseurs sont également engagés dans cette démarche. Un exemple, les banques seront de plus en plus réticentes à financer des entreprises qui ne respecteront pas les critères de développement durable. Cela nous obligera à restreindre le nombre de fournisseurs dans un périmètre plus restreint. Les pièces dans le médical seront de plus en plus produites localement, nous entrons petit à petit dans le zéro carbone.

L’industrie de la micromécanique peut-elle rester compétitive avec un franc fort ?
Emmanuel Raffner : C’est clair qu’il y a des produits que l’on ne peut plus fabriquer pour des raisons de coûts. Pour autant, le côté positif d’une devise forte, c’est que cela nous pousse à l’innovation en créant des produits à forte valeur ajoutée. Et nous le faisons très bien.

La Rédaction

Baisse de la durée moyenne des fonds
Les fonds de private equity, qui investissent dans le capital de sociétés non cotées en bourse, sont à la hausse. Bien souvent, leur performance s’effectue au détriment de la création de valeur organique. La durée moyenne de détention des actifs est passée de 5,8 ans en 2014 à 4,4 ans en 2021. Grâce à la hausse rapide du prix du marché, ces fonds d’investissement achètent une entreprise pour la revendre quatre ou cinq ans plus tard à un multiple plus élevé.