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Les pignons du Vietnam

En 1964, les manufactures suisses fabriquaient pour l’armée américaine des pignons et engrenages. En pleine guerre du Vietnam, les décolleteurs se faisaient prier pour honorer les commandes. Retour sur une époque où le marchandage était superflu.

En ces temps-là, L. H. Keller, établi à Bienne et représentant du gouvernement américain en Suisse, se déplaçait chez les fabricants munis de dessins des pièces pour donner toutes les informations utiles au sujet des exigences nécessaires à la fabrication. Ces plans correspondaient parfaitement au mode de production des décolleteurs. À part l’outillage il n’y avait rien à investir. Les tolérances n’étaient pas trop serrées, la matière, un inox trempable, se décolletait facilement. Les prix des décolleteurs étaient tirés vers le haut en raison de l’insistance des Américains. Il fallait doubler les cadences pour honorer les commandes qui arrivaient en quantités énormes. Dans le décolletage, à l’exception des marques horlogères haut de gamme, les clients trouvaient toujours les prix trop chers, les délais trop longs et la qualité insuffisante. Avec les pignons américains, c’était un autre monde ! Si les premières livraisons respectaient qualité et délais, une demande d’augmentation de la production tombait automatiquement.

Période euphorique

La demande était telle que certains décolleteurs n’avaient pas assez de machines. Pas de problème ! M. Keller mettait à disposition de nouvelles décolleteuses flambant neuves, alors que les délais de livraison variaient entre une à deux années. Magique cet Américain ! Parfois, il fallait fabriquer une pièce en laiton avec contre-perçage et anglage. Les décolleteuses ne pouvaient effectuer cette opération. Une machine de reprise était nécessaire. Super Keller trouvait la solution. Il livrait des machines fabriquées à Bienne. Des monstres capables de produire 50’000 pièces par jour ! Leur coût à l’unité : soixante mille francs. Une entreprise delémontaine s’occupait de la logistique. Les pièces étaient livrées à Delémont. Les factures libellées en francs et sans aucun tracas douanier. Durant cette période euphorique, plusieurs décolleteurs avaient quitté leur entreprise pour se mettre à leur compte. Cette embellie a duré une dizaine d’années.
Plein régime

Les ventes suisses de ces pignons et engrenages vers les États-Unis étaient si importantes qu’elles s’élevaient en 1966 à dix millions de pièces par mois. Le secrétaire américain du Commerce s’était même rendu à notre ambassade à Washington en août 1966 pour solliciter une hausse de leur production. Les manufactures du pays tournaient à plein régime. Un vent protectionniste s’était levé chez des horlogers américains pour demander à leur gouvernement de cesser de favoriser les décolleteurs suisses. En vain !

Usage civil ou militaire ?

Il faut dire que la division du Commerce suisse se frottait les mains avec cette manne américaine. Les exportations croissantes de pignons étaient une aubaine. À la suite de délicates négociations, ce produit a été finalement retiré de la liste des exportations nécessitant une autorisation. Les entreprises suisses pouvaient exporter librement des pignons et engrenages aux États-Unis. L’astuce consistait à jouer sur l’ambiguïté d’utilisation des pignons et engrenages. L’usage pouvait être civil ou militaire. En réalité, 90% de la production prenait le chemin des casernes américaines au Vietnam du Sud. Les avantages de ce deal entre la Suisse et les États-Unis ont eu un impact bénéfique dans le milieu du décolletage. Une entreprise horlogère suisse travaillait de concert avec les militaires américains. Ces derniers avaient pignon sur rue à Bienne. Le rôle des Américains consistait à démarcher les entreprises de décolletage pour produire les pignons du Vietnam, ainsi baptisés par les décolleteurs qui savaient que leurs pièces finiraient dans les arsenaux de l’oncle Sam. À l’époque, personne ne se posait de questions. La guerre au Vietnam était une lutte contre le communisme. Et dans le contexte des années 1960, le bloc communiste faisait peur. Dix ans auparavant, les Hongrois s’étaient soulevés contre l’emprise de l’URSS. Le régime soviétique avait réprimé cette insurrection de manière brutale. Lorsque les mouvements pacifistes se sont manifestés, il était évident que les États-Unis ne gagneraient pas cette guerre avec ses milliers de soldats morts. Tout le monde s’était préparé à la fin des pignons du Vietnam. A Court dans le Jura bernois, une usine de fournitures d’horlogerie avait même été la cible de pacifistes suisses. Après la fin de la guerre, les entreprises ont racheté les machines allouées par les Américains.

((Encadré N°1))

Arrêt des machines

Éric Maeder travaillait chez Georges Marchand. Parallèlement à son travail, il achète des machines et fabrique des vis pour des caisses d’obus de l’armée suisse. En 1971, motivé par l’embellie des pignons du Vietnam, il décide de se lancer dans l’aventure. Face à l’afflux des commandes, il achète douze décolleteuses avec embarreurs et mises en train. À l’époque, les banques jouaient le jeu, même avec les petits indépendants. Pour faire face à ces énormes quantités à livrer, Éric Maeder débauche son fils. Mais le 30 avril 1975, le glas sonne pour les Maeder, la guerre du Vietnam est terminée. Annulation de toutes les commandes !

Les décolleteurs tiraient les prix vers le haut en raison de la forte demande américaine.